EAU ET JUSTICE ENVIRONNEMENTALE EN TUNISIE

En Tunisie, la question de l’eau a tendance à occuper une position centrale dans les préoccupations de nos concitoyens, surtout en période de sécheresse (comme c’est le cas actuellement), tant en milieu rural que dans l’espace urbain. Les pressions sur les ressources disponibles sont telles qu’elles génèrent des mouvements sociaux divers, notamment pour y avoir accès, surtout en milieu rural et dans les régions affectées par l’aridité et la sécheresse.

Presque quotidiennement, des mouvements sociaux ont lieu dans différentes régions du pays, pour réclamer un accès à l’eau potable, et souvent pour dénoncer de mauvais modes de gestion de la ressource par les structures qui en sont chargées (voir plus loin). Le plus souvent, les autorités locales et régionales ne présentent aucune réponse aux contestations, se contentant d’apaiser les tensions, laissant à la traîne les problèmes soulevés.

Concernant la distribution de l’eau potable en Tunisie, deux modes de gestion ont actuellement cours :

  • La SONEDE (Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux) se charge de la fourniture de l’eau potable en milieu urbain et en partie en milieu rural. Le taux de desserte atteint 49 % en milieu rural, alors qu’il est de 100 % en milieu urbain ;
  • Des structures « communautaires », dénommées GDA (Groupements de Développement Agricole) sont chargées de la distribution de l’eau potable en milieu rural.

Pour ce qui est de la SONEDE, le taux de desserte du milieu rural présente des disparités régionales, et les taux les plus faibles sont enregistrés à Kasserine (13,3 %) et au Kef (27,6 %). Près du quart des volumes d’eau desservis est perdu dans les réseaux (23,8 %). Cela est en partie dû, selon le rapport de la Cour des Comptes (2012) à la vétusté des installations et à l’incapacité de la société à renouveler les conduites tous les demi-siècles.

Les coupures récurrentes de l’eau potable dans de nombreuses régions au courant de cet été pointent les limites de gestion de l’eau par cette institution. Même si les médias évoquent la sécheresse et le manque d’eau, il semble que la gestion des stocks disponibles d’eau potable pose problème, au moins dans le sens où les volumes d’eau disponibles dans les retenues (barrages) ne sont pas rendus publics, sans parler de la qualité de l’eau desservie et qui constitue un droit de citoyen qui devrait être tenu informé de la qualité chimique de l’eau qu’il paie. Ce dernier fait souligne que la SONEDE cache sciemment des informations qui pourraient mettre en lumière le non-respect des normes nationales ou celles de l’OMS concernant la qualité de l’eau potable.

Comme indiqué plus haut, la desserte en eau potable du milieu rural est essentiellement assurée par des GDA. Ces structures, élues, ont la charge de gérer de petits ouvrages destinés à l’alimentation en eau potable des petites agglomérations (surtout à partir de sondages). Toute l’infrastructure a été construite par des fonds publics, et les GDA n’ont pour mission que la pérennisation de la fourniture de l’eau aux communautés dont elles ont la charge.

En Tunisie, le nombre de GDA varie d’une région à une autre (tableau 1 ; chiffres de 2009). Précisons que les GDA mixtes assurent la gestion d’un périmètre irrigué et la fourniture de l’eau potable.

Tableau 1. Nombre et types de GDA par région en Tunisie. Entre parenthèses, nombre de gouvernorats dans chaque région

Région Eau potable Irrigation Mixte Total
Nord Est (7) 268 158 13 439
Nord Ouest (4) 259 107 41 407
Total Nord 527 265 54 846
Centre Est (4) 152 159 5 316
Centre Ouest (3) 338 233 78 649
Total Centre 490 392 83 965
Sud Est (3) 160 125 5 290
Sud Ouest (3) 83 236 12 331
Total Sud 243 361 17 621
Total Général 1 260 1 018 154 2 432
Pourcentage 52 % 42 % 6 % 100 %

La figure suivante montre la répartition du nombre de GDA d’eau potable par région. De ce graphique, il ressort que c’est le centre-ouest qui regroupe le plus de GDA, fait lié à la prévalence de la ruralité dans ces gouvernorats et explique le nombre important de mouvements sociaux liés à l’eau dans ces régions. Remarquons que le nombre de gouvernorats du nord est plus important que le centre-ouest.

Figure 1. Répartition du nombre de GDA d’eau potable par région. Entre parenthèses, figure le nombre de gouvernorats dans chaque région

Dès le départ, les responsables des GDA ont été sélectionnés sur la base de leur appartenance au parti au pouvoir. Ils se garantissaient l’impunité pour leur mauvaise gestion des systèmes qu’ils gèrent, mais garantissent l’approvisionnement continu de leurs communautés, souvent suite aux pressions qu’exercent les pouvoirs locaux, même si, des fois, les consommateurs paient plus qu’une fois leurs consommations.

Après 2011 et la disparition de la couverture politique de ces structures, leurs défaillances ont commencé à voir le jour, et elles sont devenues incapables d’assurer la continuité de l’approvisionnement en eau potable des populations. Les raisons de ces défaillances peuvent être résumées dans les points suivants :

  • Détournement de l’eau potable par certains consommateurs, et son utilisation dans l’irrigation de jardins potagers ou de vergers (en conséquent ceux qui se trouvent en bout de ligne n’ont plus accès à l’eau) ;
  • Refus de certains consommateurs de payer les factures de leur consommation en eau ;
  • Adduction non contrôlée au réseau, pour se raccorder à domicile (refus des communautés d’utiliser des fontaines publiques) ;
  • Absence de relations de confiance entre les consommateurs et les GDA, car souvent la perception de l’argent par ces structures ne se fait pas contre reçu ;
  • Le plus souvent, les responsables des GDA ne paient pas leurs consommations en eau potable, et donnent de ce fait un très mauvais exemple à leurs concitoyens dans la gestion de la chose publique…

Il reste à remarquer que la coupure d’eau est liée à l’interruption de la fourniture d’électricité (pompage), due à un défaut de paiement.

Aussi paradoxal que cela paraisse, dans ce système, les citoyens respectueux de la loi sont les plus lésés (non-détournement de l’eau, paiement régulier des factures…). Dans de nombreuses situations, la non-conformité des compteurs d’eau aux normes oblige les GDA à facturer la consommation des foyers sur la base d’une moyenne ; ainsi ceux qui consomment plus en détournant l’eau voient leur surconsommation payée par les autres. Encore une fois, ceux qui paient régulièrement leur consommation se voient sanctionnés, étant donné que la facture d’électricité n’est pas payée, et que les GDA ne disposent pas de la possibilité de couper l’eau à ceux qui n’ont pas honoré leurs obligations de payer l’eau consommée.

Les informations concernant la qualité de l’eau fournie par les GDA est elle aussi absente, pour au moins deux raisons :

  • La fourniture de l’eau en milieu rural a toujours été posée sous l’angle de sa disponibilité et non de sa qualité ;
  • Les qualifications de la majorité des responsables des GDA (analphabètes, primaire) ne permet pas à ces derniers de penser en terme de qualité, et les moyens dont ils disposent ne leurs permettent pas de penser en terme de qualité. Remarquons qu’aucune disposition légale ne les oblige à donner des informations concernant la qualité de l’eau qu’ils fournissent.

Les conséquences des coupures d’eau potable des localités rurales sont parfois dramatiques. Parmi elles, on cite :

  • Utilisation par les populations de sources d’eau non contrôlées (puits de surface, sources non aménagées, cours d’eau) ;
  • Prolifération d’un marché de l’eau, où des personnes privées vendent de l’eau potable à ceux qui n’en ont pas, mais aussi à des personnes qui consomment une eau fournie par la SONEDE et jugée de mauvaise qualité gustative. L’eau vendue par les particuliers est achetée auprès de certains GDA, en dépit de tous les textes en vigueur ;
  • Apparition épisodique de maladies d’hygiène dans certaines localités, ce qui a poussé les autorités à fermer des écoles (à Kairouan et Kasserine), suite à l’apparition d’épidémies d’hépatite A ;
  • En dehors des habitants, les coupures d’eau affectent des établissements publics desservis par des GDA, dont notamment des écoles et des dispensaires.

Pour finir avec les GDA, disons que les textes en vigueur et la multitude des institutions chargées de les contrôler laissent de larges marges de contournement des textes et de mauvaise gestion des réseaux publics dans l’espace rural. L’expérience montre que les GDA qui fonctionnent correctement sont dirigés par des personnes disposant d’un minimum de qualifications, surtout en matière de niveau d’instruction (secondaire et supérieur), et qu’une formation administrative et financière de leurs membres permet d’améliorer leurs performances. Le laxisme du contrôle (technique et financier) a permis à ces structures de dépasser la loi sans se soucier d’être redevables des conséquences de leurs actes. Une des pistes qui permettrait de mettre fin aux mauvaises pratiques est de leur imposer le recrutement de techniciens qualifiés pour assurer le contrôle des conduites et rendre transparente la collecte de l’argent.

En Tunisie, les ressources en eau mobilisables le sont surtout au moyen de barrages, localisés essentiellement au nord et au centre du pays. Ces eaux sont mobilisées pour l’agriculture qui en utilise la plus grande partie (80 %) et les autres secteurs d’activité humaine (surtout industrie et tourisme). D’autres ouvrages existent (lacs collinaires et barrages collinaires), mais sont de moindre importance et sont destinés à l’alimentation des nappes et en agriculture.

Si l’agriculture est le secteur le plus consommateur d’eau, les spéculations les plus gourmandes en eau sont en partie destinées à l’exportation (agrumes, dattes) ou aux cultures industrielles (celles de la tomate en particulier). La pression sur la ressource a fait que de nombreuses nappes se sont rabattues au cours des dernières années (en particulier au centre), et certains périmètres irrigués ont cessé de fonctionner en raison de l’échec de leur gestion par des GDA. En effet, certains de ces périmètres ont été étendus en dehors de leur superficie originelle et ont consommé bien plus d’eau que prévu. Cela a eu pour conséquence l’arrêt de fourniture de l’eau d’irrigation, en raison de l’assèchement de la source (cas du barrage Nebhana). Les conséquences sont alors connues et prévisibles (fermeture de routes, protestations…).

La gestion des stocks d’eau des barrages du nord du pays a atteint ses limites, surtout que la période de sécheresse s’est étendue et a affecté les régions à climat chaud et sec, surtout au centre du pays. En effet, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la mobilisation des eaux du nord est en-deçà des possibilités offertes. Le système en place prévoit le fonctionnement des barrages du nord comme des vases communicants. Or les capacités actuelles de pompage ne permettent de pomper qu’une infime partie des stocks disponibles (cas du barrage de Sidi El Barraq à Nefza). D’énormes quantités d’eau sont déversées en mer, alors que la moitié du pays souffre de sécheresse ! La gestion de l’eau se pose alors sous deux angles diamétralement opposés : gestion de l’excès au nord et gestion du manque dans le reste du pays ! La fuite en avant ne s’arrête pas à ce niveau, puisqu’on prévoit la création de stations de dessalement au sud, alors qu’il serait plus judicieux de penser mobiliser l’excès des eaux du nord vers le centre !

Autre chose s’ajoute à ce qui précède : deux barrages ont été construits ces dernières années sans qu’ils ne soient mis en eau ! Il s’agit des barrages d’El Moula, au sud de Tabarka, et le barrage El Kébir, à l’ouest de la même localité. Les raisons invoquées sont pourtant simples : un joint à remplacer dans le premier cas et le détournement de la route Tabarka-Ain Draham dans le second, car la route détournée n’est pas en état de fonctionnement actuellement, en raison des glissements de terrain… Nos stratèges ont prévu le déversement des eaux des deux barrages dans celui de Sidi El Barraq, or les capacités de pompage de ce dernier laissent toujours de l’eau partir en mer. Cela revient simplement à pomper de l’eau de ces deux barrages pour la déverser en mer !! S’agit-il dans ces cas de projets inutiles ?

Il est malheureusement des situations qui échappent à toute appréhension logique dans ce système. Son point fort étant la rétention de l’information et l’opacité des chiffres présentés, sans que la totalité du paysage ne soit présentée à nos concitoyens.

La fuite en avant continue, et sans contrôle citoyen de la gestion de ces stocks, la situation risque de perdurer encore longtemps. D’autres barrages sont en construction, et l’auteur de ces lignes ne dispose pas de suffisamment d’informations pour les étayer…

Au sud du pays, une salinisation accrue des eaux pompées des nappes profondes pour les besoins de l’industrie, du tourisme et de l’agriculture, est apparue, et la salinité atteint dans certains secteurs les 12 g/l.

Pour ce qui est de l’assainissement des eaux usées, il est absent en milieu rural. Les stations d’épuration sont essentiellement concentrées le long du littoral et des grandes villes (112 stations en 2014). Les eaux usées traitées sont déversées dans le milieu récepteur ou en mer. Le contrôle de la qualité des eaux traitées est assuré par l’agence qui assure le traitement. Il n’y a aucun contrôle externe ! Au cours des dernières années, l’organisme chargé de l’assainissement est pointé par de nombreuses associations comme étant un agent pollueurs, du moment où des eaux usées non traitées sont directement rejetées dans des cours d’eau ou en mer. Une partie des eaux usées traitées est réutilisée dans l’irrigation des terrains de golf ou en agriculture.

Beaucoup de manquements concernant la réutilisation des eaux usées en agriculture ont été pointés par le dernier rapport de la Cour des Comptes, dont la non-conformité des eaux usées aux normes tunisiennes et le manque de contrôle de ce secteur. Les impacts potentiels sur la qualité de l’eau des nappes rechargées par ces eaux ne sont pas encore connus. En plus de cela, les eaux usées libérées dans le milieu récepteur sont polluées et sont la cause de dysfonctionnements de certains écosystèmes fragiles (golfe de Tunis, oued Medjerdah…).

Il ressort également de ce rapport le manque de contrôle des établissements industriels censés prétraiter leurs eaux usées avant de les libérer dans le réseau public d’assainissement.

Bref, ce sujet mérite d’être approfondi, et les dysfonctionnements qu’il connaît pointés, mais aussi et surtout que des alternatives viables et durables au système actuel soient développées.

Pour résumer, disons qu’en Tunisie, le secteur de l’eau est accaparé par l’appareil d’Etat. On souligne l’absence d’information et la difficulté d’accès à des informations jugées « sensibles », tels que les défaillances dans la gestion des grands réservoirs, les manquements à la législation en vigueur, la qualité des eaux et les problèmes de santé liés à l’eau (hépatite A par exemple).

Il est alors fondamental de :

  • Développer l’expertise de la société civile sur les questions liées à l’eau,
  • Assurer un accès à une eau potable de qualité à tous les citoyens,
  • Revoir les stratégies adoptées par l’Etat en matière de gestion des ressources hydriques,
  • Assurer une meilleure gouvernance du secteur de l’eau, par l’implication de la société civile dans la gestion de ce secteur,
  • Séparer les structures de contrôle de la qualité de l’eau des institutions qui le gèrent (secteur de l’assainissement par exemple),
  • Pousser vers une amélioration de la qualité de l’assainissement des eaux usées,
  • Confiner toutes les sources de pollution industrielle ou chimique des cours d’eau, des réservoirs et de la mer,
  • Assurer un contrôle plus strict de toutes les industries polluantes et les contraindre à traiter et réutiliser les eaux qu’elles consomment,
  • Evaluer la réutilisation en agriculture des eaux usées traitées et opter pour son interdiction,
  • Opter, en matière de politique de l’eau, vers la satisfaction des besoins de la société afin d’assurer sa sécurité alimentaire…

La privatisation de l’eau, comme recommandée par certains acteurs (OCDE) ou l’implication du secteur privé dans la gestion de cette ressource (GIZ) ne résout en rien le problème et risque d’approfondir les inégalités sociales et régionales en place en Tunisie et appelle à davantage de vigilance.

Mohsen Kalboussi

Universitaire militant autour de l’environnement

Références

Rapport de la Cour des Comptes sur la Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux, 2012, pp. 361-391 (document en langue arabe)

Banque Africaine de Développement (BAD), 2009. Appui au programme de renforcement des Groupements de Développement Agricoles (GDA) d’eau potable. Rapport d’évaluation, 13 p. + annexes

Rapport de la Cour des Comptes sur le traitement et l’exploitation des eaux usées, 2014, pp. 54-100 (rapport en langue arabe)