ÉMIGRÉS, IMMIGRÉS CITOYENS DES DEUX RIVES : UN PRINCIPE, LA NOUVELLE CITOYENNETÉ

Nous allons bientôt célébrer le 26ème anniversaire de la journée internationale des migrants. Le 18 décembre 1990, l’Assemblée générale de l’ONU adoptait la Convention pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et de leurs familles, mais cette convention n’est toujours pas ratifiée par la deuxième République tunisienne, celle de la révolution.

Parmi les rares réponses aux doléances du mouvement démocratique de l’immigration tunisienne formulées lors de ses assises le 7 mai 2011, un secrétaire d’état a été nommé, mais bizarrement pas un secrétariat d’Etat… En étant plus de 12% de la population ainsi que la principale source d’entrée de devises (quelle que soit la méthode de change), les Tunisiens de l’étranger n’ont toujours pas droit à un ministère souverain plein et entier, contrairement aux promesses des dirigeants lorsqu’ils séjournent à l’étranger (volontairement ou contraints à l’exil). Les problèmes des immigrés tunisiens et des migrants étrangers en Tunisie sont dispersés aux quatre coins du gouvernement et des administrations, avec tout ce que cela comporte comme conséquences négatives.

Force est de constater que peu de choses ont changé concernant les migrants (émigrés et immigrés) et leurs problèmes. Beaucoup de jeunes Tunisiens continuent à franchir la Méditerranée au péril de leurs vies et ils sont nombreux à trouver la mort à l’issue de leur périple à la poursuite du rêve d’une nouvelle vie moins difficile.

Malgré la disposition du gouvernement au dialogue, la société civile n’a jamais pu faire aboutir ses propositions, à l’instar du vote durant l’été dernier, par l’assemblée des représentants du peuple, du Conseil national des Tunisiens à l’étranger, projet contre lequel aucun député n’a voté, malgré les réserves des associations de Tunisiens à l’étranger indépendantes des organisations politiques représentées (absence d’organisations de femmes, d’étudiants, députés membres avec droit de vote alors que le conseil est consultatif, pouvoir exorbitant de l’administration, etc…)

La Tunisie n’a toujours pas de politique migratoire soucieuse du respect des droits humains, digne de la Tunisie de la révolution ; au contraire, on a vu resurgir des anciennes pratiques d’allégeance et d’utilisation de l’immigration comme champ de propagande à but électoral. La Tunisie n’a toujours pas ratifié la convention pour la protection du droit des migrants. Le secrétariat d’Etat chargé de l’immigration n’organise toujours pas de rencontres avec la société civile tunisienne. Paradoxalement, seule l’Union Européenne, malgré de nombreux sujets de désaccord, organise des consultations sur le sujet.

L’accord de partenariat pour la mobilité avec l’Union Européenne a été conclu en catimini, sans consultations. L’aggravation de la répression contre les sans papiers est programmée. Cet accord répond beaucoup plus aux intérêts des gouvernements européens qu’aux intérêts de la Tunisie, cela se passe comme au temps de l’ancien régime.

Les 100 jours du nouveau gouvernement sont passés et on se doit de garder l’espoir qu’il pourra prendre en charge plus sérieusement les intérêts des migrants, loin de tout objectif de propagande partisane.

En fait, l’immigration est un miroir grossissant qui pose les questions qui fâchent et que l’on a pris l’habitude de cacher sous les tapis. Parmi elles, la question de la citoyenneté et de la double appartenance. Au moment ou la Méditerranée est doublement attaquée au nord par les extrêmes droites et au sud par les salafistes jihadistes « daéchiens et leurs nombreux alliés », qui ont en commun la ferme volonté de raviver les haines et les guerres il devient difficile de répondre aux nouveaux défis posés par les migrations de la multiplicité des origines et de la coexistence des cultures.

La première question posée par les migrations, loin des chiffres et des quotas, et qui reste malheureusement sans réponse, est celle de la citoyenneté, voire de la double citoyenneté. Est-ce qu’un émigré tunisien en France fait partie du peuple de France ? La question bien sûr se pose sur l’autre rive : un immigré africain fait-il partie du peuple tunisien ? Ce ne sont pas des questions futiles car, à travers elles, on pose des questions fondamentales, des questions de droit et surtout d’égalité des droits. Les questions de l’universalité deviennent concrètes et pressantes, les expériences humaines se manifestent au-delà ou par-delà leurs territoires.

On ne peut résoudre durablement ces questions sans reposer la définition d’un peuple. Pour ma part, je propose de retenir celle qui dit que le peuple est un ensemble de gens qui vivent sur un même territoire et qui ont des liens sociaux, économiques et culturels et vivent une histoire commune. Les autres définitions portent des germes de divisions et de fractures.

Le Tunisien qui quitte son pays ne le quitte jamais définitivement, il revient tous les ans, il reste lié par la radio, les informations, la télé, les fêtes et les mariages et aussi souvent par sa volonté d’y être enterré. Le migrant tunisien est à la fois partie intégrante du peuple tunisien, mais il a vocation aussi, à faire partie d’un autre collectif de citoyen ; ainsi il en va de l’histoire, n’en déplaise aux partisans des croisades.

Il en est de même pour les migrants qui vivent sur notre sol. La Tunisie est devenue une terre de migrants. Les guerres voisines, le réchauffement climatique et les crimes écologiques commis par des prédateurs qui accaparent des milliers de terres sont responsables de la venue en Tunisie de dizaines de milliers de gens car les frontières ne sont jamais infranchissables. La présence des migrants en Tunisie pose aussi la question du respect des droit des migrants, droit qui fait parti des droits de l’Homme. Ces valeurs réaffirment avec force le refus de tous comportements d’exclusion, de discrimination ou d’intolérance, à l’égard d’autrui, en raison de son origine, de sa religion, de la couleur de sa peau, de son genre, de ses opinions politiques ou de ses croyances philosophiques ou religieuses. Elles nous rappellent notre attachement aux principes d’égalité, de solidarité et de non-discrimination. 

Une méthode : 31 mesures pour une nouvelle politique migratoire consensuelle

  • 1- La Tunisie doit ratifier rapidement la « convention internationale relative aux droits des travailleurs migrants et des membres de leurs familles » et dans l’immédiat elle doit libérer les migrants étrangers, notamment subsahariens et maghrébins arrêtés ou transférés en Tunisie.
  • 2- Préparer et organiser une conférence avec les associations de migrants et les syndicats pour l’adoption d’une nouvelle politique migratoire nationale consensuelle.
  • 3- Proposer la création d’un office maghrébin des migrations en vue d’harmoniser les politiques migratoires des pays du Maghreb et de mettre en place une réponse aux demandes européennes unifiées.
  • 4- S’assurer que la révision de la Politique Européenne de Voisinage, prenne réellement en considération les besoins spécifiques des pays et soit fondée sur le respect des droits humains en privilégiant les intérêts communs, y compris en ce qui concerne la dimension sécuritaire.
  • 5- Mise en place de politiques de mobilité qui prennent en compte les intérêts des tunisiens, qui ne lie pas le développement à la réadmission et arrête l’instrumentalisation du droit d’asile.
  • 6- La Refonte totale de l’Office des Tunisiens à l’Étranger, afin de le rendre démocratique et ouvert aux associations de migrants et de Tunisiens à l’étranger et aux syndicats ouvriers, patronaux et étudiants et associations de femmes.
  • 7- Œuvrer pour la dépénalisation des sans-papiers en Tunisie et abroger les lois scélérates qui criminalisent les migrants des 21 juin 1968, du 14 mai 1975, du 2 novembre 1998, du 3 février 2004 et du 18 février 2008 et fermeture de tous les centres de rétention des migrants en Tunisie.
  • 8- Le vote d’une loi pour les droits des réfugiés et demandeurs d’asile, conforme aux conventions internationales des droits humains et incluant leurs droits au logement, au travail, au soin, à l’éducation et à la culture et basé sur le respect des droits humains et l’application du principe de non-refoulement.
  • 9- La création d’un Office spécial pour les réfugiés et les demandeurs d’asile en Tunisie
  • 10- Garantir le droit de vote et d’éligibilité à toutes les élections locales pour les étrangers résidant en Tunisie.
  • 11- Une nouvelle politique de visas digne et respectueuse.
  • 12- Reconnaissance des associations des tunisiens à l’étranger comme des partenaires sociaux.
  • 13- En finir avec la gestion appartenant à et passant par l’État tunisien et tous les autres locaux ayant appartenu au RCD, et leur transformation en centres culturels, foyers pour étudiants, centres d’animation, maisons des associations tunisiennes, centres d’hébergement et de réinsertion socioculturelle etc., et les ouvrir au pluralisme associatif et culturel.
  • 14- Résolution définitive de la question de la disparition des migrants en mer ainsi que la concrétisation des promesses de règlement de dossiers.
  • 15- L’arrêt immédiat de la collaboration des consulats de Tunisie à la reconduite à la frontière des migrants sans-papiers retenus dans les centres de rétention et dénonciation des accords de « réadmission » dans le cadre de la défense et le respect des tunisiens à l’étranger.
  • 16- Réviser les accords et conventions en matière d’immigration ainsi que les quotas des candidats tunisiens à l’émigration vers l’UE.
  • 17- Proposer, à ceux qui le souhaitent, parmi les harragas, un retour digne et décent et favoriser les retours incluant des clauses de formation et de réinsertion.
  • 18- Le refus de toute conditionnalité entre les accords économiques et de coopération et le contrôle des flux migratoires. Et octroi de conditions de circulation et de séjour fondées sur la réciprocité et conformes au respect des droits humains inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
  • 19- Mise en place de législation de lutte contre les discriminations, la xénophobie et le racisme et reconnaissance de la citoyenneté de résidence et le droit de vote des résidents étrangers dans les élections locales.
  • 20- Redynamiser l’apprentissage de la langue arabe pour les enfants tunisiens à l’étranger en modifiant le contenu des programmes et les méthodes d’apprentissage, et intégrer l’apprentissage de cette langue dans le cursus scolaire officiel des pays d’accueil.
  • 21- L’attribution équitable de la bourse d’étude (sur les seuls critères sociaux et de compétences) avec l’accès au logement étudiant dans les maisons de Tunisie.
  • 22- Nommer des attachés culturels qualifiés et indépendants, en favorisant la nomination d’attachés culturels tunisiens résidant dans les pays d’accueil et connaissant bien leurs réalités socioculturelles.
  • 23- Améliorer l’accueil et la qualité des services rendus dans les consulats en créant des permanences juridiques et sociales.
  • 24- Adopter une nouvelle fiscalité pour les Tunisiens de l’Etranger conforme aux principes de progrès et de justice fiscale.
  • 25- Créer de nouvelles dessertes maritimes et aériennes et garantir des prix décents pour les billets d’avion et de bateau.
  • 26- Création d’une agence de voyage solidaire à caractère coopératif ou associatif.
  • 27- Favoriser le développement solidaire et décentralisé et alléger les formalités administratives.
  • 28- Adopter des lois sur les migrations en conformité avec les traités internationaux ratifiés par la Tunisie et lutter contre toutes les formes de discrimination, de racisme et d’exclusion à l’égard des populations migrantes en Tunisie
  • 29- Ratifier les conventions de l’Organisation internationale du travail n°97 et n°143 relatives aux travailleurs migrants et la convention des Nations Unies sur la protection des migrants et des membres de leur famille.
  • 30- Création de centres culturels dans les grandes capitales mondiales.
  • 31- Proposer l’Organisation d’une Conférence Internationale par les Nations Unies pour discuter des flux migratoires et de la garantie des droits des migrants, de la liberté de circulation, de l’égalité des droits entre les résidents et des droits des réfugiés dans les règlements des conflits.

Tarek BEN HIBA

Président de la FTCR – Tunisie