GABÈS : UN ÉCO-GÉNOCIDE AU NOM DE L’ÉCONOMIE !

L’économie tunisienne dépend fortement de l’industrie de phosphate. La Tunisie occupe le cinquième rang mondial au niveau de la production du phosphate naturel avec 8 millions de tonnes en 2008, et est le deuxième pays au monde à valoriser un grand pourcentage de sa production de ce minerai (85%) : Elle occupe le 2ème  rang mondial en matière d’exportation d’acide phosphorique et le 3ème  rang mondial en matière d’exportation de diammonium de phosphate. Le groupe chimique tunisien, est une entreprise publique créée en 1952, ayant pour objectif la transformation et le traitement du phosphate provenant du bassin minier de Gafsa. Il symbolise la réussite industrielle tunisienne et le dynamisme du secteur public tunisien et apporte le plus de devises  pour la Tunisie.

Néanmoins, ce secteur est à l’origine de plusieurs problèmes environnementaux et sanitaires sur les sites d’extraction du minerai de phosphate, les sites de production de ses dérivés et sur les sites d’utilisation de ces derniers. 

En 1972, la première usine d’acide phosphorique, appelée Industries Chimiques Magrébines (ICM), a été installée à Ghannouch. Gabès compte aujourd’hui  4 unités de production d’acide phosphorique et de différents engrais chimiques appartenant au Groupe Chimique Tunisien (GCT), qui depuis son installation, la pollution est devenue un sujet de quiétude. Elle touche pratiquement toutes les matrices naturelles : eau, air et sol mais aussi la santé de plus de 350 000 habitants de cette ville. 

Une Oasis en péril    

L’industrie de fabrication des engrais et de l’acide phosphorique est très gourmande en eau : la production d’une tonne d’acide phosphorique nécessite 7 à 8 m3 d’eau pour transformer le phosphate et de beaucoup plus pour le laver. A Gabès, les usines du groupe chimique pompaient l’eau provenant des sources oasiennes. En 1970, deux forages ont été creusés, à l’aval de l’oasis pour alimenter les unités du GCT en eau. Au bout de vingt ans, la suralimentation a tari définitivement les sources d’eaux, très précieuses pour l’oasis dans cette région aride.   

Les différentes cheminées du GCT ainsi que celles des autres usines de l’industrie chimique dans la zone industrielle de Ghannouch émettent des fumées de gaz toxiques, essentiellement le dioxyde de soufre (SO2) et les oxydes d’azote (NOx). Ces deux gaz sont responsables du phénomène des pluies acides qui retombent sur les oasis et les terres agricoles de la région, détruisant ainsi les cultures oasiennes et acidifiant les sols. 

A chatt Essalem comme à Chenini, le manque d’eau et l’acidification des sols ont rendu les terres infertiles, ce qui a poussé beaucoup d’oasiens à quitter l’oasis, qui n’est plus de nos jours que des friches délaissées. La sécheresse et la pollution menacent la survie de la seule oasis maritime au monde ainsi que  la biodiversité qu’elle abrite. 

Une mer désertifiée 

Lors du processus de fabrication de l’acide phosphorique, il se forme un coproduit appelé « phosphogypse », un composé qui contient  des quantités assez remarquables de métaux lourds tels que le cadmium, le mercure et le plomb ainsi que des éléments radioactifs.

Les unités du GCT déversent 11250 tonnes de phosphogypse chaque jour dans le golfe de Gabès, qui, mélangées avec l’eau de mer forment des boues gypseuses en raison de 40.000 m3/j en moyenne.  

 Des études ont montré de fortes concentrations en cadmium et en mercure dans la frange littorale de la ville de Gabès. Les concentrations de ces métaux lourds toxiques ne cessent d’augmenter et contaminent toute la chaine alimentaire. La pollution marine due au phosphogypse s’étend sur une superficie de l’ordre de 60 km2 et la baignade a été interdites dans plusieurs plages de Gabès. 

La bande côtière, qui représente le siège de la reproduction et de la croissance des juvéniles, connait une dégradation de la biocénose côtière surtout de l’herbier de posidonie. Les boues de phosphogypse empêchent le passage de la lumière qui est nécessaire pour la photosynthèse des algues et des herbiers dans lesquels la faune marine se reproduit. 

A cela, s’ajoute les pluies acides et les différents rejets acides et thermiques qui acidifient la mer dans laquelle  beaucoup d’espèces marines échouent et disparaissent. 

Tortue échouée sur l’une des plages de la ville de Gabès

Des études effectuées entre 1965 et 1990 ont montré une baisse du nombre des espèces zoobenthiques qui est passé d’environ 250 espèces en 1965 à environ 50 espèces en 1990 : une désertification du fond marin qui présentait une pépinière pour la reproduction des poissons. 

Malgré les cris alarmants des chercheurs et des scientifiques incitant Le groupe chimique tunisien à arrêter ses rejets de phosphogypse dans la mer, ce dernier continue à saccager la nature et à exterminer la faune et la flore marine. 

Cancers, stérilité et malformations 

Du dioxyde de carbone, du dioxyde d’azote, de l’ammoniac, du dioxyde de soufre, des particules en suspensions, du radon et bien d’autres gaz toxiques sont omniprésents dans l’atmosphère de la ville de Gabès depuis 45 ans. Les cheminées des unités de production du GCT qui fonctionnent 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 jours émettent sans arrêt des quantités illimitées de fumées toxiques. 

Cette pollution atmosphérique touche les habitants de la ville qui présentent des maladies respiratoires et des maladies cardio-vasculaires aigues et chroniques ainsi que différentes allergies. Beaucoup d’entre eux sont asthmatiques et l’air leur est irrespirable. La majorité de la population souffre de pathologies osseuses à cause de la pollution au Fluor : les jeunes et les adultes sont sujets de fragilité des os et de fluorose dentaire, les personnes les plus âgées sont atteintes d’ostéoporose.  

La stérilité est anormalement répandue chez les couples gabèsiens et la région connait, sans précédant, une prolifération de cancer de tout type.

Dans les régions limitrophes du complexe chimique comme Chatt Essalem, Ghannouch et Bouchama, on rencontre des enfants ayant des malformations handicapantes et d’autres atteints de maladies neurologiques : des cas qui rappellent des catastrophes de Minamata et de Toyama au Japon, de Tchernobyl ou encore de Hiroshima. 

Une Industrie en marge des lois 

L’activité du groupe chimique tunisien provoque une pollution atmosphérique dont les valeurs enregistrées sont supérieures aux normes tunisiennes et internationales recommandées. Elle génère depuis son début en 1972 d’immenses quantités de déchets et plus particulièrement de phosphogypse. Classé déchet dangereux à l’échelle nationale comme à l’échelle internationale, le phosphogypse contient des métaux lourds toxiques et de radioactivité. 

Selon l’annexe II du décret n°2000-2339 du 10 octobre 2000, «  la présence des constituants suivants confère au phosphogypse un caractère dangereux : Cadmium, Mercure, Plomb, Solutions acides ou acides sous forme solide, Composés organiques du phosphore, Sulfures inorganiques. Selon l’annexe III, la présence des matières radioactives confère au phosphogypse un caractère dangereux : substances contenant un ou plusieurs radionucléides dont l’activité, la concentration ne peut être négligée du point de vue de la radioprotection ».

Un tel déchet dangereux doit être éliminé dans une décharge spécialement conçue pour les déchets dangereux, et il est interdit de l’éliminer dans les milieux naturels. L’article 108 de la Loi 75-16 du 31 mars 1975 portant Code des eaux interdit le déversement de tout déchet qui pourrait nuire à la santé de l’Homme ainsi qu’à la faune et à la flore marine : « Il est interdit le déversement ou l’immersion dans les eaux de la mer des matières de toutes natures, en particulier des déchets domestiques ou industriels susceptibles de porter atteinte à la santé publique ainsi qu’à la faune et à la flore marines et de mettre en cause le développement économique et touristique des régions côtières ».

D’autre part, La Tunisie fait partie des pays ayant ratifiés la convention de Londres (1973) et celle de Barcelone (1976) pour la lutte contre la pollution. D’après l’article 8 de la convention de Barcelone pour la protection de la mer méditerranéenne contre la pollution : « Les Parties contractantes prennent toutes mesures appropriées pour prévenir, réduire, combattre et dans toute la mesure du possible éliminer la pollution de la zone de la mer Méditerranée et pour élaborer et mettre en œuvre des plans en vue de la réduction et de l’élimination progressive des substances d’origine tellurique qui sont toxiques, persistantes et 62 susceptibles de bioaccumulation. Ces mesures s’appliquent: (a) à la pollution d’origine tellurique émanant de territoires des Parties et atteignant la mer: – directement, par des émissaires en mer ou par dépôt ou déversements effectués sur la côte ou à partir de celle-ci; et – indirectement, par l’intermédiaire des fleuves, canaux ou autres cours d’eau, y compris des cours d’eau souterrains, ou du ruissellement; (b) à la pollution d’origine tellurique transportée par l’atmosphère ». 

Tout de même, Le GCT déverse ses déchets de phosphogypse dans la mer.

Tortue échouée sur l’une des plages de la ville de Gabès

 Des catalyseurs et d’autres déchets dangereux sont enfouis dans les alentours des usines. Les déchets de cadmium que le GCT extrait de l’acide phosphorique sont stockés dans une décharge illégale à ciel ouvert proche des oasis et à 800m des villages, et ce, dans une violation flagrante de toutes les lois et les conventions nationales et internationales.

Désinformation et Complicité et de l’Etat

Des chercheurs et des activistes de la société civiles ont tiré la sonnette d’alarme bien avant la chute de Ben Ali. Sous la dictature de l’ancien régime, la pollution était un sujet tabou, même les recherches scientifiques étaient censurées et interdites de publication. Les habitants de Gabès se sont trouvés isolés pendant 40 ans, seuls à confronter leur destin qu’ils n’ont jamais choisi.

Aux premiers vents de la révolution en Tunisie et avec l’acquisition de la liberté d’expression, la cause environnementale et sanitaire gagne du terrain auprès de l’opinion publique aussi bien à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale. Une grande sympathie et solidarité avec les victimes de ce sinistre qui menace la réputation de l’entreprise et du pays en termes de droits de l’Homme. Chaque fois qu’un incident survienne, les responsables du groupe chimique tunisien n’hésitent pas à minimiser sa gravité sans prendre en considération les risques sérieux que courent l’environnement, les salariés de l’entreprise et les habitants de la ville. 

 Des mesures de radioactivité effectuées par des activistes de S.O.S Environnement Gabès en 2012 viennent démentir les propos de l’entreprise, qui de son côté affirme que le phosphate et le phosphogypse tunisiens sont les moins radioactifs au monde et sont sans risques. L’appareil de mesure affiche des valeurs supérieures à la dose maximale retenue par la Commission Internationale de Protection Radiologique CIPR fixée à 0,11 µSv/h. Une pollution radioactive que les autorités tentent de camoufler. 

Les mesures de radioactivité sur la plage de Chatt Essalem-2012

En l’absence de publications sur l’état de santé dans la région, le GCT dénie sa responsabilité des maladies qui touchent les gens. En 1993, une étude portant sur l’asthme chez les adolescents à Gabès a été menée par le docteur Fayçal Bali, un pneumologue spécialiste des bronches et des poumons, diagnostic des pathologies respiratoires, asthme et allergies. L’étude a sous estimé le rôle dont la pollution joue dans ces maladies pulmonaires. Elle serait un facteur aggravant si ce n’est pas plus de l’asthme. Selon l’étude, le tabagisme et la présence des animaux domestiques seraient les deux principales causes d’un asthme chez un adolescent dans une ville qui souffre de pollution atmosphérique grave. Les résultats faisaient rire tout connaisseur du calvaire que vivent les habitants de Gabès, et pour beaucoup elle rentre dans la politique de communication de l’Etat et de l’entreprise qui visent à donner une fausse image de la réalité. 

Jusqu’à l’heure actuelle aucune étude épidémiologique traitant le lien entre la pollution et la prolifération de plusieurs cancers et de maladies chroniques et incurables n’a été publiée.  L’état a tendance à cacher la triste vérité de la catastrophe sanitaire dont la population de Gabès souffre.  

Les violations des lois passent inaperçues pour les dirigeants de l’Etat. Les gouvernements qui se succèdent tournent le dos aux situations environnementale et humanitaire catastrophiques à Gabès. Omerta et désinformation pour protéger les intérêts économiques d’un Etat criminel ne respectant pas le droit de ses citoyens à vivre dans un environnement sain selon l’article 45 de la constitution qui dispose « L’État garantit le droit à un environnement sain et équilibré et la participation à la  protection du climat. L’État se doit de fournir les moyens nécessaires à l’élimination de la pollution de l’environnement », et ceux d’une entreprise meurtrière accusée d’éco-génocide à Gabès. Ici, un système extractiviste, productiviste et mafieux sacrifie la santé des gabèsiens et de leur capital naturel au nom de l’économie.

Khaoula Laghmani