L’extension urbaine de Raoued contre vents et marées

L’atelier du jeudi est devenu un rendez-vous hebdomadaire aussi bien pour nous membres de Cartographie Citoyenne que pour les activistes du collectif Moovma. On se rencontre au café, on étend la carte et dès qu’on place nos premiers repères et qu’on s’interroge autour de l’aménagement et de la pollution, les récits commencent à foisonner de toutes parts. L’expérience nous a appris qu’outre l’attribution de propriété de l’espace que la carte fournit à ses lecteurs, elle dispose également d’un pouvoir surprenant d’interpellation.

Les artères sclérosées de la ville

“Seul celui qui a emprunté la route connaît la profondeur des trous.”

Proverbe chinois

Dans le récit collectif, la récurrence des routes impraticables, en réparation ou en mauvais état est symptomatique de la région. L’accès principal qui mène vers Raoued plage est en travaux depuis plus de quatre ans. Poussières et particules fines couvrent tout le temps l’atmosphère environnante à mesure que les véhicules traversent ce tronçon. Les taxis individuels et collectifs refusent de passer par cette route et vont jusqu’à déposer les voyageurs loin de leur destination pour que ces derniers reprennent un deuxième taxi collectif ou un autre moyen de transport à l’autre bout de la route cassée.

Les quartiers à l’intérieur comptent également de nombreux chemins inaccessibles ou difficilement accessibles. Quand on perçoit ces anomalies de l’aménagement routier de manière superficielle et distincte, il est fort probable de ne pas se rendre compte des répercussions invisibles de ce problème, en apparence bénigne, sur la qualité de vie en général qui a multiples facettes (prix des terrains et des loyers, diversité des activités économiques, investissement public, loisirs, enjeux de propriété et de représentativité politique etc.).

Les différents types d’anomalies de l’aménagement routier reflètent les différents types d’enjeux politiques et de problématiques socio-économiques caractéristiques. Une route difficilement carrossable comme la route principale de Raoued présente des déterminants situationnels autres que ceux d’une route inondable au fond de l’un des quartiers populaires de la région. La résolution de ces différents types de problèmes d’aménagement routiers est également déterminée de la même manière.

L’extension urbaine rapide et incontrôlée de Raoued a donné naissance à de nouveaux quartiers aux alentours. Selon le recensement, la population des secteurs avoisinant le lac d’Ariana, à savoir Sidi Amor, Raoued et Jaafar a plus que doublé entre 2004 et 2014. Cette urbanisation de l’espace génère des besoins fondamentaux d’accès à l’eau, à l’électricité, au gaz de ville et à l’assainissement. Toutefois, dans certaines situations, le revêtement des routes qui précède l’installation et le branchement au réseau d’assainissement engendre des travaux de creusement, d’excavation et de tranchées avant de refaire le revêtement. 

Dans d’autres situations et étant donné que les constructions dans les quartiers naissants tel que quartier Aychoucha sont pour la plupart sans permis de bâtir, les maisons sont munies de fosses septiques à la base, et avec le raccordement au réseau de l’assainissement qui avait suivi, plusieurs ménages n’ont pas adapté leurs installation à ce nouveau paramètre de sorte à générer des bouchage et des dégâts dans les canaux ainsi que des fuites des eaux usées transformant la dalle asphaltée en chemin boueux et dégageant constamment des odeurs nauséabondes. 

Il existe également des habitations de ce même quartier où le niveau des routes est considérablement plus élevé que le niveau des bâtiments, ce qui les expose dangereusement aux inondations dans les saisons pluviales.

Dans d’autres quartiers naissants mais un peu plus privilégiés comme le quartier des Trabelsi ou celui des Brarja, l’installation des réseaux étant proprement assurée par les services publics, les riverains se sont chargés eux-mêmes financièrement du revêtement des routes et ont cloisonné l’espace créant ainsi une propriété privative sur un étendu terrain public.

La résolution de ces différentes anomalies d’aménagement routier relève de la responsabilité partagée de différentes institutions publiques, à savoir la municipalité, le ministère de l’aménagement, l’ONAS. Au lieu d’encourager la collaboration, ce partage de responsabilités a suscité pour chaque institution un transfert de la charge morale à l’autre institution, ce qui était aussi la source de différends juridiques interinstitutionnels.

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Le corps ankylosé de la ville et l’urbanisme de la dégénérescence

“Si chaque ville est comme une partie d’échecs, le jour où j’arriverai à en connaître les règles je possèderai enfin mon empire, même si je ne réussis jamais à connaître toutes les villes qu’il contient.”

Italo Calvino, les villes invisibles

La discussion autour de l’évolution socio-urbaine de Raoued donne l’impression que l’histoire de la ville est déjà bien établie et que le champ des possibles est seulement constitué par une reproduction infinie de l’existant. 

L’absence d’investissement public dans l’aménagement du territoire incite les habitants à aménager eux-mêmes le territoire comme ils ont été habitués à le faire par les moyens du bord et comme ils ont appris à se le représenter. Le marché de Raoued est à la base une terrain d’un ancien représentant de l’ancien régime qui a été squatté par un groupe d’individus et qui l’ont transformé en marché à ciel ouvert, pas très loin de la route d’accès principale dont les travaux n’en finissent pas. Les autorités ont proposé un lieu aménagé dans un autre endroit mais elles n’ont pas conçu le fait que ces marchands ont une logique commerciale différente de la logique des agents de l’ordre, d’où leur refus de changer d’emplacement.

D’autres part, les oueds qui traversent Raoued de plusieurs parts pour finir dans la mer constituent une continuité du réseau de l’assainissement de sorte à ce que les eaux grises parcourent les quartiers et si elles ne peuvent être perceptibles à l’oeil nu dans les parties où l’oued bien aménagé, elles gênent de manière permanente aussi bien la vue que l’olfaction dans les parties non aménagées.

Les activités économiques qui se développent considérablement dans le quartier répondent essentiellement aux besoins fondamentaux des habitants. La diversité économique est très réduite étant donné la reproduction des mêmes modèles de dynamiques.

Les habitations anarchiques avancent sur le mont de Sidi Amor, les populations qui y résident vont devoir revivre les expériences des anciens quartiers similaires. 

Ces modèles montrent que la pollution est pour une grande part liée au réactionnisme de l’État face à l’extension urbaine spontanée. Au lieu de prévoir à l’avance l’évolution du territoire et de planifier, par conséquent, son aménagement, les autorités se comportent en pompier de service. On intervient seulement quand il y a le feu à la baraque.

Cet ordre urbain est certes déterminé par une division sociale difficile à discerner dans le sens où si ces populations disposaient d’une alternative réglementaire répondant à leurs besoins, la dynamique socio-urbaine aurait été autre. Il est significatif de savoir que pour une grande part les catégories sociales qui sont destinées à se partager ce territoire sont les classes populaires et la classe moyenne avec une faible mixité sociale et parfois des cloisons de verre. L’État aménage volontairement ce territoire en le privant d’aménagement ou pour être plus concret en réduisant au maximum son intervention directe. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les budgets publics bloqués qui étaient destinées à l’aménagement à Raoued ainsi que sur la répartition des ressources financières de la municipalité par secteurs et la bataille qu’ont menée les activistes du collectif pour assurer la représentativité de leurs quartiers dans le budget participatif.
En contrepartie, il est très révélateur de constater qu’il existe peu d’immeubles dans les secteurs de Raoued, Jaafar et Sidi Amor. C’est que le terrain n’est pas très favorable au développement de concessions immobilières que ce soit d’un point de vue social ou d’un point de vue urbain. Et le peu d’immeubles qui existent bénéficient d’un aménagement relativement meilleur alentour. La distribution des privilèges dans ce territoire cache difficilement les enjeux socio-économiques correspondants quand on connaît bien la région.
D’ailleurs grâce à l’investissement qatari près de la plage de Raoued, l’oued qui verse les eaux usées dans la mer est périodiquement débouché de façon à éloigner les rejets de plusieurs kilomètres dans les profondeurs. 

La dégénérescence de la ville1 ne se reflète pas uniquement par la reproduction des mêmes schémas d’extension urbaine mais également et surtout à travers la multiplication des anomalies et leur transmission géographique. En un certain sens ne pas résister à la déchéance urbaine ouvre la voie vers plus de déchéance et vers sa normalisation. Quand on se demande à Raoued pourquoi les gens ne manifestent pas partout leur mécontentement comme il y a eu déjà le cas à Aychoucha. Il s’avère que le blocage de route que les habitants du quartier Aychoucha ont réalisé vient suite à une dégradation de l’infrastructure relativement incomparable par rapport aux quartiers avoisinants. D’autre part, selon le récit des participants, le territoire de Raoued n’a pas encore constitué des communs qui puissent lier les individualités et développer des subjectivités indignées. D’ailleurs, ce seul quartier qui a été témoin d’une indignation populaire spontanée est le lieu où les relations sociales entre les habitants sont les plus développées.

Ce phénomène de dégénérescence urbaine finit par étaler du brouillard sur les corrélations possibles entre la division sociale et la qualité de l’aménagement. En avançant dans la discussion, l’un des participants annonce que paradoxalement la relation causale qui veut qu’un quartier de nantis soit un quartier bien aménagé et qu’on a tendance à facilement appréhender n’est pas très défendable à Raoued. La croissance urbaine telle qu’elle s’est effectuée a réussi à créer des flous, des lignes fractures, à embrouiller les pistes et à déplacer les frontières.

L’urbain c’est d’abord l’espace mais aussi l’activité

“Le point de départ, pour une telle recherche, ne se situe pas dans les descriptions géographiques de l’espace-nature, mais plutôt dans l’étude des rythmes naturels, des modifications apportées à ces cycles et à leur inscription dans l’espace par les gestes humains, ceux du travail en particulier.”

Henri Lefebvre, La Production de l’espace

Le modèle de croissance urbaine conditionne de manière ou d’autre les activités qui se déploient dans chaque territoire. Si nous prenons comme exemple cité Chaker à Raoued, ses habitants sont dépourvus de gaz de ville. Cela implique pour eux des déplacements aux stations d’essences les plus proches pour acheter des bouteilles de gaz à chaque fois qu’ils en sont privés. Un ménage peut prendre la peine de le faire si les conditions l’y obligent. Il est peu probable qu’une industrie gourmande en gaz, un grand restaurant ou une boulangerie risquent d’investir leur capital dans les parages tant qu’il n’y a pas de raccordement. 

Prenons maintenant les quartiers dépourvus d’eau potable, de raccordement au réseau électrique et d’assainissement comme cité de l’aéroport 1 et cité de l’aéroport 2, imaginons le nombre d’activités économiques qui auraient pu se développer sur la base de ces biens communs. Cela dit, la nature a horreur du vide. Dans l’absence de ces biens communs, il y a le sol qui est de toute manière investi.
Les activités qui prolifèrent partagent un degré plus ou moins comparable de précarité et d’informalité. Tous similaires les uns que les autres, cafés, épiceries, librairies, ateliers de réparation mécanique, marchands de légumes, coiffeurs, menuisiers s’étaleront sur le territoire en suites arithmétiques si on les recenserait mais cette multitude est devenue invisible à force de dominer l’espace. La précarité de l’aménagement se conjugue dans les activités économiques.

La pêche comme activité marginalisée à Raoued témoigne de la précarité de la région. L’office national d’assainissement rejette les eaux grises directement dans la mer détruisant ainsi la biodiversité maritime. S’ajoute à cela la migration irrégulière qui cause des vols de barques et suspend les permis d’embarquement des pêcheurs. Tous ces facteurs obligent ces derniers à changer d’activité tout en restant dans l’insécurité et la précarité. L’horizon économique est très restreint et de plus en plus contraignant : le tourisme (qui est une activité saisonnière), la restauration, les petits commerces ne peuvent pas garantir une stabilité professionnelle ni une sécurité sociale.

Quant à l’agriculture, l’activité à Raoued n’est pas aussi productive que dans d’autres régions rurales. Les chiffres officiels montrent que sur 1900 hectares de terres agricoles dont 800 hectares sont irrigables. La production agricole est essentiellement centrée sur la céréaliculture et les maraîchages. Néanmoins, en comparant Raoued à Sidi Thabet ou à Kalaat El Andalous, on constate que l’activité agricole est très marginale à Raoued.      

De façon générale, la diversité des activités et leur envergure représentent aussi le niveau de capitaux mobilisés et le degré d’attractivité de chaque région pour chaque catégorie de capitaux. D’ailleurs, la plupart des activités économiques à Raoued sont de petits commerces ordinaires de consommation quotidienne mobilisant de petits capitaux. Les quelques grandes usines situées à Raoued (usine de dattes, usine de chaussures) ont fermé boutique. Toutefois, le contraste est impressionant quand on compare les secteurs de Raoued, Sidi Amor et Jaafar avec El Ghazela pourtant ils figurent tous dans la même municipalité. Au technopole d’El Ghazala, il existe une panoplie d’activités économiques et à cité El Ghazela, il apparaît clairement que les capitaux mobilisés dans les commerces sont de plus grande taille étant donné l’envergure des investissements même pour des commerces de consommation courante. Ces frontières économiques sont à la fois déterminantes et déterminées par les traits urbains et sociaux de chaque quartier. 

L’activité ne représente pas uniquement l’aspect économique mais également le déplacement des populations. La mobilité des capitaux c’est-à-dire choisir de retirer un capital investi à Raoued pour l’investir à El Ghazela ou à Ariana Soghra est un significatif du point de vue de l’activité. Faire des navettes d’un lieu à un autre constitue également de l’activité dans un espace géographique. Paradoxalement, selon les lignes de transport disponibles, il est plus facile de se déplacer en transport commun entre El Ghazela et Ariana ou entre El Ghazela et Tunis que d’aller d’El Ghazela à Raoued. Autrement dit, le déplacement au milieu de la délégation de Raoued pour les personnes ne possédant pas de moyen de transport privé est plus complexe que les longs trajets vers l’extérieur de la délégation. L’État établit à travers ces dispositifs des zones de chalandise pour chaque territoire selon une catégorisation sociale et effectue volontairement ou involontairement un assemblage social bien déterminé (mixité vs séparationnisme). Cette loi d’attractivité ou de répulsion de la ville influence non seulement la composition sociale des quartiers mais également les activités qui se développent ou peinent à subsister dans chaque endroit. Les disparités économiques et sociales peuvent être déjà définies par des tickets d’entrée comme par exemple les prix des loyers, la valeur des bails commerciaux, le niveau des capitaux à mobiliser, la possession ou pas de moyens de transports privés, la propriété immobilière, etc.

Cette configuration de l’espace et de l’activité ainsi que de ses occupants impacte considérablement les politiques publiques d’aménagement. Notablement, le récit dominant des autorités publiques qui fait savoir que les franges sociales payant régulièrement l’impôt (c’est-à-dire les possédants) ont seules le droit de bénéficier des services publics se traduit dans la réalité à travers les zones d’intervention des services d’aménagement. D’ailleurs, si nous réussissons à obtenir la répartition géographique des titres bleus par secteurs à Raoued, beaucoup de zones d’ombres seront éclairées. Il suffirait par la suite d’effectuer un rapprochement avec les zones d’intervention de l’aménagement.

La pollution est aussi fortement tributaire des activités et du niveau d’engagement public dans l’aménagement pour chaque zone géographique. Les déchets d’une zone résidentielle diffèrent des rejets d’une zone industrielle ou encore des résidus d’une zone polyfonctionnelle. À cité El Ghazela qui est pour la plupart une zone résidentielle relativement bien aménagée ne rencontre pas les mêmes soucis de pollution que les autres quartiers résidentiels ou polyfonctionnels de Raoued. L’oued qui traverse El Ghazela n’a pas les mêmes répercussions environnementales et sociales que les oueds qui passent par Jaafar et Raoued.

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L’aménagement : paradoxe de l’oeuf et de la poule

En effectuant le rapprochement entre l’espace et l’activité sur la carte de Raoued, la question qui taraude est qui influence qui ? c’est l’espace qui influence l’activité ou c’est l’activité qui influence l’espace ? qui est arrivé en premier ?

Cette énigme discursive laisse des brèches de secours au service de la dialectique que les autorités publiques mobilisent pour ne pas aménager. Autrement dit, on ne sait pas où commence la boucle. D’où changer de perspective permet de passer de la posture de dominé vers la posture de dominant ou inversement. Dire que les populations qui se sont installées de façon anarchique et ont toujours travaillé dans le secteur informel ont façonné l’espace de manière à rendre inutile toute intervention publique d’aménagement est très antagonique au discours qui explique que l’absence d’aménagement et de planification urbaine doublée de la pression urbaine des centres (Ariana dans notre cas) crée nécessairement des zones périphériques spontanées et relativement marginalisées. Et ces deux thèses établissent une unité discursive qui annihile toute perspective d’alternative.

Étant donné ce blocage, le débat qui prend place lors des ateliers se concentre davantage sur les disparités urbaines, économiques et sociales. On se focalise principalement sur les quartiers marginalisés et on reconnaît que les injustices d’aménagement et les répercussions de la pollution pèsent essentiellement sur ces zones géographiques. Une académicienne se positionne à contre courant pour constater que conjuguer les luttes de toutes ces régions communicantes (notamment avec les flux et les activités dans l’espace de la délégation de Raoued) est plus que nécessaire pour redistribuer les investissements d’aménagement public et les charges de la pollution.

Pour résumer, pour nous, cartographier l’espace de Raoued c’est effectuer véritablement une superposition de l’existant dans l’espace (équipements, routes, aménagement…) avec l’activité et les flux (migration, transport, occupations professionnelles, relations sociales..). À travers cette approche nous dépassons la question byzantine de l’œuf et de la poule vers une reconnaissance de l’influence réciproque entre l’espace et l’activité qui reste toujours d’actualité et qu’il faut suivre et essayer de schématiser, voire d’en déterminer les règles.


 1- l’idée se rapproche du sens relatif à la théorie de la dégénérescence dans son aspect social de Bénédict Augustin Morel