MIGRATION EN TUNISIE : RETOUR HISTORIQUE

Le déclenchement véritable de l’émigration tunisienne n’a été signalé qu’après l’indépendance de la Tunisie, et qu’après que sa genèse ait été confirmée à partir de la signature de la première convention de main d’œuvre en 1963 entre la Tunisie et la France, et qui va être suivie par plusieurs autres conventions. En effet, la colonisation, malgré ses effets dévastateurs sur le plan économique, social et politique, n’a pas rendu la Tunisie un pays d’émigration mais plutôt une terre d’immigration. En 1956, date de l’indépendance de la Tunisie, il y avait 255000 Européens dont 180000 Français, 57000 Italiens, 6000 maltais et plus de 87000 maghrébins, ce qui représentait à l’époque 9% de la population totale.

La Tunisie n’a donc été marquée qu’à partir des années ’60 par des mouvements migratoires importants en direction de certains pays européens, et plus précisément la France et l’Allemagne (ex RFA) ; Cette migration concernait au début des hommes seuls qui partaient pour des séjours d’une durée limitée et souvent liée à la réalisation d’objectifs précis tels que la construction d’un logement, l’amélioration des conditions de vie ou le mariage des enfants. Le retour au pays était souvent rattaché au projet migratoire, dont la durée a été préalablement « fixée » en fonction des objectifs qui lui sont assignés.

La première crise du pétrole de 1973 a introduit un changement radical au niveau des politiques migratoires des pays d’accueil européens, dont les principales caractéristiques furent l’arrêt de l’émigration de travail, l’encouragement des retours et la facilitation des regroupements familiaux.

Ce changement de politique migratoire des pays européens a amené les émigrés tunisiens à changer de destination. En effet, après 1975, l’émigration tunisienne s’est orientée plutôt vers la Libye et les pays du Golfe. Toutefois, celle-ci restait tributaire de la nature des relations politiques qui liaient la Tunisie à ces différents pays arabes, et le nombre des émigrés se développait et régressait en fonction de nature de ces relations bilatérales. A titre de rappel, la Libye a effectué un refoulement massif des émigrés tunisiens en 1985 suite à la profonde crise politique tuniso-libyenne. Par ailleurs, le développement de l’émigration tunisienne vers les pays du Golfe a été soumis à la concurrence de la main d’œuvre étrangère asiatique, ce qui n’a permis en définitive qu’un accroissement de la migration des qualifiés dans le cadre de la coopération technique.

Ainsi, à partir de cette date et en réponse à l’expulsion des travailleurs de Libye, l’on va assister à l’émergence de nouvelles destinations pour l’émigration tunisienne, principalement européennes, et à de nouvelles formes d’émigration (émigration régulière et irrégulière).

Par ailleurs, l’arrêt des flux migratoires décidé par les pays d’accueil traditionnels des migrants tunisiens n’a pas découragé pour autant les candidats tunisiens à l’émigration de regagner l’Europe. L’Italie, qui n’a pas décidé d’imposer le Visa aux ressortissants des pays extracommunautaires et qui a accordé des facilités relatives pour son obtention, a constitué un lieu de passage des émigrés tunisiens vers la France et l’Allemagne, puis un pays d’installation (plus de 180.000 émigrés tunisiens résident en Italie) suite à des besoins de travailleurs exprimés par certains secteurs (agriculture, services …). En outre, d’autres pays européens ont été également une destination pour les émigrés tunisiens tels que la Belgique, la Suisse et la Hollande et ce à partir du milieu des années ’90.

En définitive, un accroissement de la présence des migrants tunisiens dans d’autres pays européens a été signalé à partir des années 2000 ; leur nombre est passé de 17300 en 2005 à 88000 en 2015, selon les statistiques officielles ; il s’agit de l’Autriche, de la Suède, de la Finlande, de la Norvège, le Danemark et l’Espagne.

Enfin, il faut relever enfin l’émergence des USA et du Canada en tant que nouvelles destinations pour l’émigration tunisienne à partir de 1985. Il s’agit surtout d’une migration de jeunes plus instruits et mieux formés ou des étudiants à la recherche de meilleures conditions de formation ou de travail. Les effectifs des émigrés tunisiens en Amérique du Nord n’ont cessé d’augmenter pour atteindre plus de 32000 personnes en 2015.

Sur un autre plan il faut relever également qu’en plus de l’évolution constante du volume des émigrés tunisiens et de la diversité de leurs destinations, la Tunisie a changé de statut migratoire depuis le début des années 2000 en passant d’un pays d’émigration exclusivement vers un pays de transit et d’immigration.

Les migrants provenant des pays d’Afrique et notamment ceux de l’Afrique de l’Ouest et sub-saharienne devenaient de plus en plus visibles en Tunisie, conçue au départ comme espace de transit. En réalité, ils comptaient regagner les pays européens et en particulier l’Italie et les autres pays d’accueil traditionnels de la migration nord-africaine et africaine.

Les candidats à la migration optent vers l’allongement de leur séjour en Tunisie et s’installent souvent temporairement dans des carrefours migratoires (généralement le grand Tunis et certaines villes côtières les plus proches des côtes italiennes), pour travailler et épargner suffisamment d’argent pour réussir la prochaine étape migratoire confirmant le changement du statut de la Tunisie dans la dynamique migratoire, qui passe sans aucune préparation préalable d’une zone d’émigration vers un pays d’immigration.

Par ailleurs, le transfert du siège de la Banque Africaine de Développement (BAD) à Tunis et l’accroissement du nombre des étudiants africains dans les universités tunisiennes, notamment privées, a permis de considérer la présence des africains comme « habituelle » et a entraîné aussi l’accroissement du nombre des émigrés subsahariens en Tunisie. 

Cette « transition migratoire » observée en Tunisie a entraîné des modifications dans les formes, les parcours et les moyens utilisés par les migrants. La migration, qui prenait une forme légale, suivant des routes « balisées » (voyages par le biais de moyens de communication classiques), a connu un bouleversement avec l’apparition de schémas où la voie légale a disparu, donnant lieu à des configurations nouvelles où l’informel et le formel s’entremêlent. Elle a entraîné également une multiplicité de figures et de parcours migratoires avec recours aux filières de passage et entrées irrégulières, et des routes migratoires empruntant des itinéraires historiques (telles les routes transsahariennes du commerce) et des moyens organisées par des institutions parallèles (les organisations de passeurs) pour atteindre les pays d’accueil.

La Tunisie demeure un pays d’émigration, où les émigrés représentent plus de 10% de la population totale installés principalement en Europe (83.2%), dans les pays arabes (13.2%) et en Amérique du Nord. S’agissant de l’émigration tunisienne en Europe, force est de constater qu’elle a connu une accélération de l’émigration familiale, qui a donné lieu à des changements structurels de ses caractéristiques démographiques dont les principales manifestations étaient la féminisation progressive et le rajeunissement par l’émergence des « générations issues de l’émigration ». De plus, l’émigration tunisienne en général a aussi connu un changement significatif de ses caractéristiques éducationnelles et professionnelles, donnant lieu à l’émergence d’une catégorie de compétences.

Abderrazak Bel Haj Zekri