PROTECTION SOCIALE ET TRAVAIL INFORMEL : ESTIMATION DE LA POPULATION NON COUVERTE

En Tunisie, plus d’un million d’actifs et actives ne bénéficient d’aucune protection sociale pour eux-même et leurs familles, c’est à dire un quart de la population active.

A l’occasion de la rencontre carto citoyenne sur la « protection sociale et société organique », avec les 18 et 19 mai 2016 organisées avec le centre Rosa Luxemburg de Tunis, nous avons tenté de dresser un cartographie de la population couverte par les dispositifs de protection sociale : Combien de personnes sont couvertes? Quel profil de sexe et d’âge .. Et symétriquement qui n’est pas couvert?
Derrière le « qui n’est pas couvert »  se cachent de nombreuses questions  pour la société Tunisienne. L’une de ces questions est celle de l’évaluation de la place que prend le « travail informel » en Tunisie, et son rapport avec la précarité et la pauvreté, non seulement au sens économique, mais aussi en terme de privation d’accès aux droits à la santé, à la retraite, au veuvage, etc….

Pour réaliser ce travail nous avons formulé ue demande de d’accès aux données de la CNSS et de la même façon à la CNRPS. SI la première a repondu en bous founissant la plupart des données que nous recherchions, cela n’est pas le cas de la CNRPS. Nos interlocuteurs à la CNRPS nous ont d’abord fait bon acceuil, annonçant l’envoi prochain des données, mais malgré nos relances avec toute la diplomacie possible, toujours pas de données à l’horizon.

Bref cela nous a conduit à en rester à une démarche d’estimation plutôt qu’à une évaluation basée sur des comptes précis. Nous développns ci-après comment nous avons procédé.

I- Estimation globale de la population non couverte

La notion de travail informel étant particulièrement incertaine, souvent chargée de connotations péjoratives et son usage recouvrant divers sens dans le débat public Tunisien, nous avons pris le parti d’aborder ce sujet par la privation de la protection sociale, conséquence du travail non déclaré qui affecte non seulement les travailleurs en fonction mais aussi ceux qui ont perdu leur emploi.

Lors de la conférence du18 mai, Tahar Chegrouche a introduit les échanges par une mise en perspective fouillée, montrant en particulier comment le travail intellectuel et d’expertise au niveau internationnal a conduit à relier la définition du travail informel à la notion de travail décent, (non précaire, non pauvre, non indigne…) et plus généralement a considérer que le véritable enjeu de sa résorption était directement lié à l’extension des garanties apportée par la protection sociale (voir l’article de Tahar Chegrouche)

Estimer l’ampleur du travail non déclaré.

Evidemment, le travail non déclaré échappe aux administrations, car c’est par les déclarations que l’on établit des comptes ( statistiques)
C’est donc par différence que l’on doit procéder.
Formellement cela semble facile :
Le travail non déclaré est égal au travail total moins le travail déclaré.
Le travail déclaré est égal au travail déclaré du secteur privé ajouté au travail déclaré du secteur public.
Mais le problème est que l’on n’a aucune idée du travail total, précisément parce que la travail non déclaré empêche de faire le compte statistique.

De plus, si l’on raisonne protection sociale, il faut aussi prendre en compte les personnes qui ne travaillent pas mais qui bénéficient ou devraient bénéficier de la protection sociale : les chômeurs en particulier.

Il nous faut donc raisonner « population active » plutôt que « population au travail ( ou occupant un emploi) »

La population active est définie comme la somme des personnes en âge de travailler qui occupent un emploi ou bien en recherche effectivement un.
C’est à dire en résumé :
population active = population occupant un emploi + population au chômage

Le problème est que les comptes statistiques administratifs ne permettent pas de réaliser cette somme. C’est vrai en Tunisie du fait du travail non déclaré, mais c’est aussi vrai partout dans le Monde, parce que l’estimation de ce qu’est « être effectivement à la recherche d’un emploi » n’est pas clairement déterminable par une statistique administrative. Sans compter que la définition administrative du statut de demandeur d’emploi est déterminé par le politique, raison pour laquelle l’on convient en général que l’on ne peut apporter un réel credit aux chiffres qui en résultent, à mois qu’ils ne réfèrent à des conventions de compte vérifiables.

L’importance de l’enquête emploi pour estimer la population active

C’est pour ces raisons qu’ont été créées les « enquêtes emploi » conduites presque partout dans le monde selon un standard définit par le Bureau International du travail et les agences concernées de l’ONU. Selon les pays, cette enquête est plus ou moins poussée ou régulière en raison de son coût et des ressources professionnelles et techniques disponibles dans le pays pour les réaliser. La Tunisie, avec l’INS, est sur ce plan plutôt dans le  ploton de tête des pays performants et nous disposons annuellement d’un puissant outil d’évaluation de la population active et du chômage.

Le taux de chômage officiel publié par l’INS et les pouvoirs publics est issu de cette enquête.

Mais revenons à notre objet qui est l’estimation de la population non couverte.

Avec l’enquête emploi, nous disposons maintenant du total des actifs, estimé à un peu plus de 4 000 000 en 2014, ce qui nous permet de procéder par soustraction selon la formule suivante :
population active non couverte = population active totale – population active couverte par les régimes privés (CNSS) et publics (CNRPS)

Avec les données fournies par la CNSS, nous connaissons la population active couverte par les différents régimes du secteur privé.
Nous ne disposons pas des données CNRPS, ni du compte exact des personnels de la fonction publique et des entreprises publiques. Mais à travers la presse et différentes études, nous pouvons estimer cette population à 700 000 personnes, toutes étant en principe couvertes par les régimes CNRPS

Le résultat est une population active non couverte estimée à plus d’un millon de personnes

(tableau à ajouter)

II – disparités régionales dans la couverture sociale

(4cartes )

Comme on le sait la population active se concentre sur les zones cotières et plutôt au Nord.

Cette concentration est encore plus marquée pour les actifs couverts par la CNSS traduisant là aussi la concentration des activités les plus génératrices d’emploi du secteur privé normé (qui déclare ses salariés) dans la zone cotière.
Cependant si l’on raisonne en proportion, le % d’actifs couvert par la CNSS (secteur privé) par rapport à l’ensemble des actifs (Carte 1), semble plus réparti dans le pays ; bien que les écarts en pourcentage restent très importants (73% des actifs sont couverts par les régimes du secteur privé à Tunis , contre seulement 32% à Kasserine ou Tataouine.)

Dans certains gouvernorats, une part du déficit de couverture du secteur privé est compensée par une forte proportion du secteur public (estimation basée sur les secteurs administration, éducation et santé / enquête emploi 2012) : comme à Tataouine où 37% des actifs sont couverts par les régimes du public. (Carte 2)
En revanche la présence d’emploi public est nettement plus faible dans d’autres gouvernorats.

De fait, lorsque les deux secteurs « privé déclaré » et « public » sont tous deux faibles, la % part des actifs non couverts par un régime de sécurité sociale (estimation) peut atteindre des proportions très importantes (Carte 3); Kasserine étant le gouvernorat le plus touché avec plus de 52% d’actifs non couverts par un régime de sécurité sociale.

Mais il faut aussi observer que les gouvernorats les moins protégés sont aussi ceux où le travail est le plus précaire comme l’indique la part des actifs ayant travaillé moins de 180 jours / an (Carte 4).
Si certains peuvent trouver cela logique puisque, dans le régime du marché, la couverture sociale est liée au temps travaillé, il faut aussi considérer que dans ce contexte, l’absence de couverture sociale constitue une double peine pour un grand nombre de personnes plongées dans la précarité économique par manque d’activité rénuménérée (**).
Non, le travai informel n’est pas l’eldorado de personnes qui profiteraient du sysème en ne payant pas de cotisations.
C’est plutôt l’enfer de la précarité!

Notes (*)

(*) Note sur les données cartographiées

Pour réaliser la cartographie des populations actives couvertes ou non couvertes, nous avons procédé de la même manière que dans l’introduction de ce texte, c’est à dire par soustraction.

La différence avec la méthode de l’introduction concerne l’estimation de la population couverte par les régimes de la fonction publique. A défaut de statistiques publique territorialisées (CNRPS et fonctions publiques), nous avons estimé cette population par la population occupée du champ « éducation santé social et administration  » en considérant que la part de chômeurs couverts par les régimes de couverture sociale de la fonction publique était minime.

Enfin pour estimer la population active nous nous sommes basés sur l’enquête emploi. De même pour la population couverte par la CNSS pour le secteur privé pour laquelle nous disposons des données détaillées au niveau délégation et donc au niveau gouvernorat.

Au final en procédant de cette manière avec la cartographie, on retrouve à moins de 3% près les mêmes résultats que dans l’estimation globale de l’introduction.

(**) Travail rémunéré/travail invisible

En ne considérant comme vrai travail que le travail rémunéré, on exclue une part de la population active qui produit de la valeur. On néglige en effet le travail « invisible » principalement assuré par les femmes, dans la sphère domestique, mais aussi dans les formes d’activité productives ou marchandes reposant sur des structures familiales.